AAC - L’imprévu, l’inattendu dans la littérature et les fictions de jeunesse

Colloque International en Littérature de jeunesse

L’imprévu, l’inattendu dans la littérature et les fictions de jeunesse.

Lille 18-19 novembre 2024

Bochra Charnay, Thierry Charnay, Alithila Université de Lille

D’une part, il est possible d’envisager l’exploitation créative de l’imprévu dans les récits, comment le fortuit agit sur les parcours des héros, des personnages, comment il produit une crise qui conduit à un renouvellement de la narration, à un retournement de situation, d’autre part, on peut envisager la réécriture, la reconfiguration d’œuvres comme d’un côté une création décalée et d’un autre côté comme l’attente de la surprise par le lecteur qui déclenche l’étonnement. Déséquilibre, dissymétrie esthétique, qui, selon Charles Baudelaire, spécifient l’œuvre d’art : « l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté »[1].

Le conte de « La belle au bois dormant » par exemple, est tissé par la contingence, comme beaucoup d’autres récits. En effet, à la naissance de la « Princesse » (comme la nomme Perrault qui n’utilise jamais sa désignation du titre), les fées invitées viennent la douer. Comme les Moires, elles se répartissent les rôles : d’une part le groupe des dispositions positives correspond à Clotho, puis la vieille oubliée qui condamne à mort est Atropos, et enfin, celle qui déroule, oriente le fil de façon différente et qui, du coup, ouvre une voie nouvelle par laquelle tout va se passer différemment, est Lachésis. Toutes les précautions sont prises par les parents pour que le destin soit détourné, pour que le prévisible, c’est-à-dire « la vision anticipée d’un événement appelé à se dérouler »[2] permette d’éviter le mauvais sort. Mais, comme il n’est pas possible de se protéger contre l’inattendu, celui-ci surgit en la personne de la vieille en train de filer dans sa tour. Puis le Prince découvre par hasard aussi le château où elle repose, alors qu’elle, elle lui reproche d’avoir tant tardé : « est-ce vous mon Prince ? […] vous vous êtes bien fait attendre »[3].

Du côté de l’album, se dessinent plusieurs modalités de représentation de l’imprévu. D’une part et en fonction de l’âge du destinataire certains tissent leur trame autour de cet imprévu et en font l’objet même de la narration illustrée, tel est le cas de l’album d’Erika de Pieri, au titre suggestif L’inattendu[4]. D’autre part, d’autres jouent sur l’apparente distorsion entre texte et image pour bouleverser l’attente du lecteur et le mener sur la voie de l’inattendu Il en est ainsi de l’album célèbre d’Anthony Browne Histoire à quatre voix[5] où l’inattendu surgit dès les premières pages lorsque la mère contrariée signale la présence d’un chien « un vulgaire bâtard » qui importune Victoria, son labrador de race. L’inattendu vient du fait qu’entre les mots et l’image la rupture est totale et qu’en arrière-plan, dans le parc, l’image montre Victoria qui poursuit joyeusement le corniaud et non l’inverse.

 Dans Maman ![6] Mario Ramos joue également avec l’attente du lecteur en offrant à chaque double page une surprise, un inattendu, un imprévu. Ainsi à chaque tourne, l’enfant ouvre une porte, crie maman et l’image présente un hippopotame, puis deux lions puis trois etc., le nombre d’animaux croît à chaque nouvel appel. Dans cet album le jeu est subtil car il s’articule à la fois autour de l’inattendu, de l’imprévu et puis de l’imprévisible. En effet, du côté du récepteur la surprise est totale à la première porte ouverte mais ensuite il découvre la stratégie et déconstruit l’imprévu, il ne lui reste plus que de l’imprévisible, c’est-à-dire la nature de l’animal qui surgira à la porte suivante. Plus qu’un simple glissement de l’imprévu à l’imprévisible, se révèle ici ce que Christian Bruel appelle « l’imprévisible motivé »[7] c’est-à-dire ce dispositif ingénieux qui surprend, déstabilise le lecteur mais qui aide à construire le sens ou en tout cas à le reconstituer par un mouvement de retour vers le début de l’album et une prise à rebours de la chaine de l’inattendu.

Toutefois une ambiguïté demeure et laisse en suspens la question de savoir s’il s’agit d’événements inattendus ou imprévus. Étienne Besse propose de les différencier ainsi : « L’inattendu semble se distinguer de l’imprévisible parce qu’il met en cause toute forme d’anticipation ; son événement ne se découvre que parce qu’il prend par surprise toutes les virtualités préalables »[8]. L’inattendu serait de l’ordre de l’envisageable, ce qui permet de s’y préparer, tandis que l’imprévu serait de l’ordre de l’imprévisible et provoquerait entre autres l’effroi, la sidération, nécessitant une décision improvisée de la part du sujet qui le subit et sur qui s’ouvre un abîme d’incertitude absolu.

Le narrateur comme le lecteur sont dans l’attente soit de l’attendu, soit de la surprise, ainsi que l’exprime le narrateur de Jorge-Luis Borges : « Moi, j’attendais quelque chose, mais pas ce qui arriva »[9]. Ou, plus loin, au cours d’un dialogue, à propos d’un personnage assassiné : « Qui aurait dit que le défunt qui, à ce qu’on raconte, était un caïd, finirait d’une façon aussi moche et dans un coin aussi mort que celui-là, où il se passe jamais rien s’il ne vient quelqu’un du dehors pour nous distraire, et qu’après il serait plus bon qu’à jeter au fumier ? »[10] C’est le temps du kairos, celui du changement, de la rupture, du discontinu qui fait irruption au moment signalé crucial et décisif de la narration, temps de l’inattendu, par opposition au chronos qui est le temps du continu, du régulier, du mesuré.

En somme, chacun pourra interroger les manifestations de la contingence à tous les niveaux narratifs et discursifs, et dans toutes ses déclinaisons parasynonymiques : l’inattendu, l’imprévu, le stochastique, l’imprédictible, l’incertain, l’indéterminé, le fortuit, l’aléatoire, l’inopiné, le surprenant ; dans toutes les formes de mises en cause de l’anticipation de l’événement. Il s’agit de comprendre entre autres comment le sujet, quel qu’il soit : énonciateur, narrateur, auteur, illustrateur, personnage, etc., réussit à convertir l’imprévu ou l’inattendu en stimulation, en éclair intuitif, en hasard heureux, en œuvre de création.

Comité d’organisation

Bochra CHARNAY, ULR 1061 ALITHILA, Université de Lille
Thierry CHARNAY, ULR 1061 ALITHILA, Université de Lille

Comité scientifique


Bochra CHARNAY, ULR 1061 ALITHILA, Université de Lille
Thierry CHARNAY, ULR 1061 ALITHILA, Université de Lille
Kirill CHEKALOV, Institut de Littérature mondiale de l’Académie des Sciences de Russie, Moscou
Christiane CONNAN-PINTADO, UR 24142 PLURIELLES, Université Bordeaux-Montaigne
Dominique PEYRACHE-LEBORGNE, E.A. 4276, Université de Nantes
Natacha RIMASSON-FERTIN, ILCEA4, Université Grenoble-Alpes
Marie-Agnès THIRARD, ULR 1061 ALITHILA, Université de Lille

Modalités et calendrier

Les propositions de communication (titre, résumé de 1500 caractères maximum (espaces comprises), mots clés, et références bibliographiques seront accompagnées d’une brève biobibliographie de 1500 caractères (espaces comprises) maximum comprenant : statut, établissement et équipe d’accueil ainsi que les principales publications récentes.

Les propositions sont à envoyer, au plus tard, le 20 juin 2024 à l’adresse suivante :
litteraturejeunesseunivlille[chez]gmail[point].com.

 

 

[1] Charles Baudelaire, Œuvres complètes, « Mon cœur mis à nu », Seuil, 1968, p. 625.

[2] Étienne Besse, « Difficile surprise ou la différence entre l’inattendu et l’imprévisible », en ligne : implications-philosophiques.org, 03/09/2018.

[3] Charles Perrault, Contes, textes établis et présentés par Marc Soriano, Flammarion, 1989, p. 243-253.

[4] Erika de Pieri, L’inattendu, Tuttistori éditions, 2021

[5] Anthony BROWNE, Histoire à quatre voix, L'École des loisirs, 2000.

[6] Mario Ramos, Maman ! L'École des loisirs, 2000.

[7] Christian Bruel, « La lecture d’albums : l’iconotexte et l’imprévisible motivé », les Actes de Lecture, n°105 juin 2009, https://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL105/sommaire105.html . L’article cité est un compte rendu de Jo Mourey d’après la conférence donnée par Christian Bruel le 27 octobre 2008.

[8] Étienne Besse, « Difficile surprise ou la différence entre l’inattendu et l’imprévisible », op. cit.

[9] Jorge-Luis Borgès, Histoire de l’infâmie, « L’homme au coin du mur rose », UGE 10/18, éditions du Rocher, 1951, p. 103.

[10] Ibid., p. 105-106.