Coup de projecteur - Émilie Picherot, professeure de littérature comparée, spécialiste de Littératures arabe, espagnole et française (XVe – XVIIe siècles) membre junior IUF 2020-2025.
Entre 2020 et 2025 j’ai bénéficié d’un statut exceptionnel permis par l’Institut Universitaire de France dont j’étais membre junior. Le projet qui a été retenu portait sur la diffusion de la langue arabe dans l’Europe occidentale du XVIème siècle.
Après mes recherches sur les musulmans d’Espagne et leur représentation dans les littératures arabe, espagnole et française, je me suis posé une question en apparence très simple : comment fait-on, dans la première moitié du XVIème siècle si l’on nait non arabophone en France, en Espagne ou dans les Flandres pour apprendre l’arabe ? Cette question est fondamentale car pour travailler sur les représentations. D’un point de vue théorique, mes recherches peuvent se résumer en une proposition simple : je m’intéresse aux liens entre les représentations par la littérature et les connaissances effectives, de la part des auteurs, des objets qu’ils représentent. Or, contrairement à une idée tenace aujourd’hui, la langue arabe n’est ni inconnue ni même extra-européenne, bien au contraire ! De même qu’il existe un islam européen, spécifique et dont l’histoire peine à être pleinement tracée aujourd’hui, il existe une langue arabe européenne voire, des langues arabes européennes. Le phénomène ne date pas de la colonisation ou des migrations du XXème siècle, il est bien plus ancien. D’un point de vue thématique ainsi, mes recherches portent principalement sur l’identité des groupes humains rattachés de façon contrainte ou volontaire à l’Afrique du Nord ou à l’Empire ottoman, zones décrites et ressentie par les chrétiens de langue romane comme plus rationnellement arabophone et musulmane.
L’étude des liens entre les deux rives de la Méditerranée m’a amenée à m’interroger sur le foisonnement des figures que Zrinka Stahuljak identifie, dans un anachronisme fécond, des « fixeurs », c’est-à-dire des personnages qui franchissent volontairement ou sous la contrainte les frontières politiques entre l’Europe majoritairement chrétienne et le Maghreb majoritairement musulman.
Le plus emblématique est sans doute Léon l’Africain dont la trajectoire est bien étudiée et dont l’œuvre majeure, la Description de l’Afrique (1530) est une référence récurrente dans mes recherches. Ma participation, dès mes premières années de doctorat, au projet ANR dirigé par Anne Duprat sur les récits de Guerre de Course en Méditerranée m’a permis de m’intéresser très tôt à ce sujet et ce sont bien les témoignages de ces divers « passeurs » qui permettent de comprendre comment ils apprennent l’arabe et pourquoi ils veulent le faire.
Mes recherches ont abouti à un dossier intitulé L’orientalisation de la langue arabe : connaissance, enseignement et diffusion de l’arabe dans l’Europe occidentale de la première modernité (1500-1550) dont une version allégée a été publiée chez Classiques Garnier sous le titre La langue arabe dans l’Europe humaniste en 2023.
L’arabe, pratiqué en Espagne pendant huit siècles de présence politique musulmane ne s’efface pas en 1492. La chute de Grenade modifie profondément son statut : de langue officielle d’un pouvoir arabophone, elle devient la langue d’une communauté minoritaire. La première moitié du XVIème siècle en Europe occidentale est marquée par des politiques conjointes d’uniformisation politique, religieuse et linguistique qui repose sur l’effacement de cette pratique linguistique.
La grammaticalisation des vernaculaires se développe et l’héritage antique est érigé en principe unificateur dans un processus que l’on désigne sous le terme de Renaissance. Les sémitismes hébraïque et arabe sont exclus de cet héritage. Pourtant, quelques érudits, élargissant la pensée humanisme à l’ensemble du monde connu, s’attachent à inclure l’arabe dans la chaîne de transmission des connaissances. Poursuivant toujours, en premier lieu, un objectif unificateur (il s’agit de convertir les musulmans au christianisme), ils forgent les premiers outils linguistiques d’un apprentissage institutionnalisé de la langue arabe. En étudiant les œuvres de Pedro de Alcalá (Arte para ligeramente saber la lengua arabiga, 1505) et de Guillaume Postel (Grammatica arabica, 1540), en rapport avec leurs contextes de productions, l’ouvrage, qui se prolongera par une édition et une traduction de ces deux « premières grammaires de l’arabe » publiées en Europe occidentale, met en évidence ce que l’on peut appeler « l’orientalisation » de la langue arabe. D’abord rattaché à un espace occidental (le royaume de Grenade et le Maghreb) pour des raisons historiques et géographiques évidentes, la langue arabe est progressivement détachée de cet ancrage européen et maghrébin (qui signifie « occidental » en arabe) pour devenir une langue orientale, associée exclusivement à l’est de la Méditerranée. Comprendre ce processus permet de mieux expliquer les représentations liées à cette langue et qui perdurent jusqu’aujourd’hui.
La trajectoire de l’humaniste flamand Nicolas Clénard offre un contre-exemple contemporain de cette « orientalisation » puisque l’ensemble de sa quête de l’arabe repose sur la certitude, répétée dans ses lettres que la langue arabe est aussi occidentale. Il cherche ainsi un maître en Péninsule ibérique puis se rend à Fez et réunit une bibliographie linguistique maghrébine. Clénard, pour sa formation, fait l’acquisition d’un lettré tunisien, reconnu au Maghreb et libéré par le Sultan du Maroc, qui a été fait captif en 1535 lors du sac de Tunis par les troupes de Charles Quint.
Comme Clénard, Guillaume Postel reconnait dans ses homologues musulmans et arabophones une humanité commune (humanitas) qui nous apprend que l’identification de l’islam ou de l’arabe comme des phénomènes « exotiques », incompréhensibles ou fondamentalement non-européen ne va pas de soi au XVIème siècle. Cet exemple prouve l’intérêt d’une recherche qui s’efforce d’effacer les frontières entre l’Europe et l’Afrique pour repenser les trajectoires humaines et les échanges de savoirs, intenses, entre les deux rives de la Méditerranée. La langue arabe est un outil indispensable pour le faire car l’effacement de cette donnée, pourtant très intuitive, est lié à l’absence de spécialistes arabophones en littérature du XVIème siècle en France. Je réfléchis ainsi à une sorte d’humanisme alternatif qui ne se réduirait pas à ce que l’on en dit habituellement et qui ne repose que sur la « redécouverte » des textes grecs. Les sémitismes arabe et hébraïque y ont toute leur place. Si l’importance des juifs européens dans les processus de diffusion des savoirs et des pratiques humanistes est assez bien étudiée aujourd’hui, celle des arabophones est un parent pauvre de la recherche car elle nécessite des compétences linguistiques difficiles à acquérir.
J’ai ainsi élargi mon projet initial après la publication de mon livre sur la diffusion de la langue arabe. L’étude des trajectoires individuelles des humanistes qui m’intéressent (ceux qui passent de non arabophones à arabophones) met en évidence l’importance d’une notion que l’on pourrait appeler l’altération positive. Elle est liée liée à un humanisme total beaucoup moins exclusif que ce que le terme humanisme admet en général. J’ai ainsi réfléchi à trois types d’altération de l’individu : l’altération linguistique qui modifie profondément les représentations que cet individu se fait des éléments culturels liés à la langue qu’il apprend, l’altération religieuse, et je pense que l’islam est particulièrement dangereux pour l’Europe chrétienne parce que cette religion offre un processus de conversion efficace et très simplifié et enfin l’altération de genre, qui, pour certains hommes humanistes, permet de prendre en considération l’altérité peut-être la plus difficile à réduire, l’altérité de genre.
Cette dernière partie s’est épanouie au sein d’ALITHILA grâce à Adrienne Petit avec qui nous avons développé le groupe Philogynie polémique qui est à l’origine de plusieurs manifestations et publications scientifiques. Nous souhaitons mettre en valeur un discours non misogyne sur la représentation des femmes dans une double perspective : identifier les biais d’exclusion de ces textes et mettre en valeur cette production moins bien connue. C’est l’étude des textes de Guillaume Postel qui m’a incitée à inclure la question du genre dans mes perspectives de recherche. Ses deux ouvrages, Les merveilleuses victoires des femmes du nouveau monde (1553) et La vergine venetiana (1554) ouvrent la question de l’altération à la question des genres et permet de lier les problématiques de représentations de l’islam et de l’arabe à celle des représentations des femmes dans les discours majoritaires.
En marge du projet IUF, même si c’est finalement assez lié, je participe au à un Cross disciplinary project qui porte sur la vulnérabilité situationnelle regroupe des collègues de nombreuses facultés. Je travaille plus particulièrement avec le groupe qui réunit des juristes, des psychologues, un philosophe et Fiona McIntosh, comparatiste d’ALITHILA et moi-même. Je porte de plus un sous-projet intitulé Vulnérabilité et discours normatif qui est financé par l’Université de Lille. La question des normes et de la vulnérabilité permet d’inscrire mes préoccupations premières dans un cadre théorique plus vaste qui met en valeur la notion d’altération.
Toutes ces pistes continuent de m’occuper aujourd’hui même si la part de temps consacrée à la recherche est bien moindre lorsqu’on sort du confortable statut de membre de l’IUF. La période dorée que l’Institut m’a offerte a constitué une bienheureuse et fructueuse période de recherche qui, même si c’est à un rythme moins soutenu, se poursuivra dans les nombreuses directions qu’elle a ouvertes.